mercredi 17 juillet 2013

HISTOIRE DE LA MINE



   Je venais à Matra depuis quatre ans, déjà, et chaque fois pour de longues périodes, quand j’appris l’existence de la mine. Sur l’instant, j’en restai confondue.
   « Une MINE, ici, au village !... »
   Une MINE dont j’ignorais tout. Une MINE dont les gens ne parlaient pas. Ou du moins dont ils ne parlaient pas spontanément. Dans le nord de la France, j’aurais vu un terril, des corons. L’air aurait été imprégné des vies difficiles du temps passé. J’aurais entendu des récits de luttes, de solidarité, de fierté… Une mine dans le Nord, ça prend de la place.
   Une MINE en Corse, ce ne serait rien, alors ?
   Pourquoi est-ce que personne n’en parle ?
   La question posée, j’étais déjà dans l’aventure du film. Je me suis mise à VOIR le village autrement. Les traces étaient là, partout. J’étais passée devant des centaines de fois. J’ai commencé à interroger les gens, à rassembler les pièces du puzzle. Bibliothèques, journaux, INA, internet, les recherches n’étaient guère fructueuses. Plusieurs fois, j’ai été à deux doigts d’abandonner... Jusqu’à ma plus belle découverte.
   Le bon gros DOSSIER de la Mairie !
   Et bien sûr, il était là, sous mon nez, depuis toujours.
   Plus de cinq cents lettres, dont beaucoup étaient polémiques, sauvées par les Maires successifs de Matra. Une incroyable source de renseignements. Un bien unique en Corse où il subsiste si peu de traces de l’histoire ouvrière. L’histoire du village Matra et de sa mine d’arsenic, l’histoire des hommes et des femmes, de cette époque.
   Voilà. C’était joué. A ma question naïve des débuts : « Pourquoi les gens ne parlent-ils pas de la MINE ? », je devais répondre moi-même.


   Une MINE d’arsenic, donc.
   Une mine méconnue. Des sites contaminés qui s’en retournent doucement à la nature.

   Nous sommes en Corse, sur la commune de Matra, à six cents mètres d’altitude, face au Latium et à Rome. Le village ne se distingue guère de ses voisins. Il a deux particularités, cependant. Il a connu la féodalité avec la très ancienne famille des Matra. Il a connu l’industrialisation avec la MINE d’arsenic.
Dans l’île, l’une et l’autre choses sont assez rares pour valoir d’être notées.


   AVANT LA MINE...

   En 1880, les travaux du chemin de fer corse ont commencé depuis deux ans. Ils déplacent tout au long de la ligne une caravane gigantesque et misérable, des milliers d’hommes et des tonnes de matériel.
   En 1880, Marie-Augustine Riolacci, qui travaillera à la MINE, n’est pas née, ses parents non plus, il s’en faut de plusieurs années.

    Un peu moins de deux cents personnes vivent alors à Matra.
   Les habitants se consacrent à l’agriculture et à l’élevage, quelques uns à l’artisanat, au charroi ou au commerce. Le feu n’est pas encore passé sur la vallée. Les châtaigniers et les oliviers foisonnent. Le village compte cinq moulins à farine et deux pressoirs à huile, deux épiceries et un café. La chasse aux sangliers est florissante. Chaque famille possède quelques bovins, vendus en boucherie. On cultive le blé, l’avoine, l’orge, la vigne...
   La MINE d’arsenic va bouleverser ce tableau bucolique.

   Interview de Marie-Augustine Riolacci :
   Elle est la dernière ouvrière en vie de la MINE.
   Nous sommes chez elle. Dehors il fait froid et la lumière décline. Elle n’allume pas la lumière. Elle veut et elle ne veut pas nous parler. Elle a un souci, semble-t-il, avec son poêle à bois. Elle attend son neveu qui doit la dépanner. L’entretien commence ainsi, entre oui et non, entre refus et acceptation. L’attitude de Marie-Augustine tient à la pudeur mais aussi à la coquetterie. Par instants fugitifs, nous retrouvons la jeune fille qu’elle fut sous le masque de la vieille dame.
   Pour expliquer la MINE, qu’elle a connu à l’âge de seize ans, elle dit : « Nous étions nombreux à la maison... »


   NAISSANCE DE LA MINE D’ARSENIC...

   En 1880, il y a dix ans que Napoléon III a été fait prisonnier à Sedan. La Troisième République guerrière s’affaire dans les colonies. En métropole, l’heure est à la pacification politique. Cette période qui sera celle de l’Affaire Dreyfus est aussi celle du progrès.
   Progrès social d’abord : reconnaissance des syndicats, liberté de la presse, école laïque...
   Progrès scientifiques et techniques ensuite : Koch isole le bacille de la tuberculose, Pasteur vaccine contre la rage, Breuer et Freud publient leur «Etude sur l’hystérie ». Clément Adler s’envole. Les frères Lumière présentent leur premier film. Pierre et Marie Curie découvrent le polonium puis le radium…

   Mais au fait, qu’est-ce que l’arsenic ?
   L’arsenic est un minerai connu depuis le XIIème siècle. Enluminures et miniatures du Moyen-Age lui doivent leurs magnifiques couleurs. Orpiment jaune ou réalgar rouge-orangé, c’était d’abord un pigment.
   Le filon de Matra est riche, très riche. Il représente un énorme enjeu économique au début du XXème siècle. A cette époque, l’arsenic se découvre de nombreuses applications dans la métallurgie, la pharmacie, la lutte contre les parasites agricoles ou domestiques...

   L’arsenic est avant tout un poison... La mort, donc.

   Arme sournoise, arme de femme...
   L’arsenic à sinistre réputation fascine : les Borgia et la tendre Lucrèce, l’Affaire des Poisons, la Marquise de Brinvilliers et Mme de Montespan...
   Au XIXème siècle, à la faveur de la révolution industrielle, l’arsenic pénètre dans tous les foyers. Raticide, pesticide, insecticide, comment s’en passer désormais ?... Le poison se répand, la suspicion aussi. Les procès de l’arsenic sont légion.
   En 1840, Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité après la mort de son époux. Sa culpabilité est incertaine. Elle sera graciée onze ans plus tard et son drame porté à la scène.
   Plus près de nous, en 1949, Marie Besnard est accusée d’avoir empoisonné douze personnes. Elle ne sera acquittée qu’en 1961. Alice Sapritch puis Muriel Robin l’incarneront à l’écran.

   Pourtant, c’est durant la Grande Guerre que le poison fera le plus de dégâts.
  L’acide arsénieux est un puissant neurotoxique. Il entre dans la composition des gaz de combat. Ceux qui les respirent en meurent. S’ils n’en meurent pas, ils restent aveugles, pulmonaires ou atteints de graves dégénérescences nerveuses.
   Après la guerre, les « rescapés » des gaz se comptent par centaines de mille. Les plus grands crimes, décidément, sont les crimes du profit. La Grande Guerre enrichira considérablement les actionnaires de la MINE.
   Mais nous n’en sommes pas là....

   Nous sommes en 1908 et les suffragettes arpentent les rues de Londres.
   En 1908, Andriu Riolacci, qui sera le père de Marie-Augustine, vit à Pianellu, à sept kilomètres de Matra. Le temps qu’il ne passe pas à l’école, il le consacre aux terrazze ou cultures en escaliers. Chaque année avec l’hiver, les murets qui les soutiennent s’effondrent. Il faut les remonter avant de labourer et de planter. Andriu n’a que dix ans mais il travaille comme un homme.


   A Matra, sous couvert de recherches, des galeries ont été creusées et l’exploitation a commencé. Les rapports entre l’administration et la Mairie ne se sont pas encore dégradés.
   Aussi le Préfet répond-il aimablement à une protestation de la Mairie.

   Lecture :
   « Monsieur le Maire,
   « Vous avez signalé (...) que la Société L’Arsenic munie d’un simple permis de recherches tendait à transformer ses travaux en véritable exploitation (...).
   « Devant cette situation et en vue de sauvegarder les intérêts de l’Etat (...), vous avez cru devoir différer la notification de mon arrêté du 15 octobre, prorogeant (...) l’autorisation donnée à cette société de disposer des minerais provenant des recherches.
    « (…) Je vous remercie de votre communication qui a provoqué une enquête très approfondie sur les agissements de cette société. Je m’empresse d’ajouter que vos articulations n’étaient pas sans fondement. Le Contrôle a adressé de sévères observations au conseil d’administration et une injonction formelle au Directeur local d’avoir à cesser toute exploitation illicite. La Société (L’Arsenic) (…) a donné des ordres pour qu’il ne soit plus procédé à aucun dépilage.
   « Toutefois, il convient de remarquer que (les) redevances dues ne sont plus perçues sur les quantités de minerai extraites (…) (mais) d’après les dividendes distribués aux actionnaires. Ainsi, les bénéfices que la Société L’Arsenic peut faire en vendant du minerai en 1912 (…) lui permettront peut-être de distribuer un dividende en 1913 et seront taxés pendant l’exercice 1914.
   « Or, cette société vient de se mettre d’accord avec le Ministère des Travaux Publics (…). »

   Le 28 décembre 1912, l’exploitation de l’arsenic de Matra, commencée six ans plus tôt, est régularisée par un décret de concession émanant de la Présidence de la République. Formalité, formalité... Le véritable acte de naissance de la MINE a été imprimé un an plus tôt, presque jour pour jour.
   Le voici. C’est un faire-part de mariage.
   Le 1er janvier 1912, Mlle Sébastienne Marsigli, fille du propriétaire des terrains de la MINE, épouse M. Louis Charli, Ingénieur-Directeur des Mines de Matra.
   Union du capital et du foncier…
   Pour l’occasion, Jean-Paul Marsigli éprouve le besoin de franciser son nom, qu’il écrit I-L-L-Y et non plus G-L-I, signifiant ainsi que l’événement marque un tournant dans sa vie. Il se hausse dans la société.

   Interview de Pierre-Yves Charli :
   Il se présente. Il est le petit-fils de Louis et Sébastienne.
   Il sait que les Charli n’ont pas laissé que de bons souvenirs à Matra et il en plaisante volontiers.
   Grâce à la MINE sa famille connut une brève prospérité, l’aisance plutôt que la richesse. Louis géra prudemment les biens de son épouse. Il acheta de nombreuses terres autour du village, qu’il donna en métayage ou fit exploiter par des journaliers. A sa façon discrète, il savait se montrer généreux et compatissant... à la grande colère de Sébastienne quand elle s’en apercevait. Des deux, c’était elle la plus dure.
   Après la Seconde Guerre mondiale, le train de vie des Charli se ressentit du déclin de l’agriculture. A la naissance de Pierre-Yves, dans les années soixante, la famille était riche de terres mais pauvre d’argent...


   ET DEJA LA POLLUTION...

   Le village grogne, mécontent.
   Depuis deux ans, les eaux de rivière sont contaminées. C’est le début d’un feuilleton qui durera autant que la MINE, qui dure encore, celui la pollution. Les cuves de la laverie où est morte Maria Franceschi sont loin d’être étanches. Les galeries débouchent directement dans le lit de la rivière où la MINE entasse ses déblais et ses déchets...
   Le 29 septembre 1910, de guerre lasse, le Maire prend un arrêté.

   Lecture :
   « (…) Considérant
  « Qu’en particulier (les maires) ont le devoir de surveiller au point de vue de la salubrité l’état des ruisseaux, rivières, étangs, mares ou amas d’eau,
   « Que depuis quelques temps les habitants de la commune se plaignent vivement de ce que l’eau du ruisseau U Tagasanu est souillée par des substances susceptibles de nuire à la salubrité publique,
   « Qu’il y a d’autant plus lieu de tenir compte de ces plaintes que l’eau dont il s’agit sert à l’irrigation des propriétés, à l’abreuvage des animaux et au lavage du linge et qu’il échoit de prévenir des maladies ou épizooties imminentes,
   « Arrêtons,
   « Article 1er – Il est expressément défendu de laisser écouler, de répandre ou de jeter dans l’eau du ruisseau U Tagasanu toute substance de quelque nature qu’elle soit, susceptible de nuire à la salubrité publique,
   « Article 2 – Le garde-champêtre et la gendarmerie sont chargés de l’exécution du présent arrêté. »

   L’arrêté reste lettre morte. Le 11 juin 1912, l’affaire remonte à Paris et au Ministre.

   Lecture :
   « Monsieur le Ministre,
   « (…) Il vous sera facile d’établir que les travaux effectués ces dernières années par cette société ont donné lieu à des plaintes très fondées, surtout concernant le lavage du minerai, à cause des dégâts sérieux occasionnés aux propriétés par l’eau d’arrosage polluée de résidus d’arsenic. (…)
   « Quant à l’eau du petit ruisseau qui traverse la commune, elle est devenue impropre à tous les besoins de la population...»

   L’eau, c’est la vie même. L’eau crée le village.
   Quand la première famille s’est installée à Matra et y a établi son foyer, elle savait y trouver une source et de l’eau potable à suffisance.


   LA MINE CHANGE LE VISAGE DE MATRA...

   En 1912, c’est la création de l’ANC, l’African National Congress qui sera le parti de Nelson Mandela. C’est aussi le naufrage du Titanic et la fin de la bande à Bonnot.

   La MINE change radicalement le visage de MATRA...
   En peu de temps, trois sites sont ouverts qui entaillent la montagne au-dessus du village. Les ouvriers sont vingt puis cent puis deux cents. Soudain, il faut loger et nourrir tout ce monde.
   Soudain, c’est le grand brassage des hommes et des femmes. On vient travailler à la MINE des villages alentour : de Moïta, de Pianellu et même de Perelli, de l’autre côté du col. On vient de plus loin encore. Nombre de mineurs sont natifs de Pologne, d’Allemagne, de Russie et bien sûr d’Italie. On imagine sans peine les tensions puis les accommodements.
   Matra double sa population que desservent quatre épiceries et autant de cafés.

   En ces temps de crise de l’agriculture, la MINE apporte à ses ouvriers la sécurité sous forme d’un salaire assuré, la possibilité d’une éducation pour leurs enfants.


   LA CONDITION OUVRIERE...

   En 1912, c’est le calme avant la tempête de 14-18.
   En 1912, c’est encore la Belle-Epoque...
   La belle époque ? Pas pour tout le monde.

   A Matra, les ouvriers prennent le travail à cinq heures le matin. Beaucoup viennent des villages voisins. A l’arrivée, certains ont trois ou quatre heures de marche dans les jambes. Ils descendent à des dizaines de mètres sous terre. Ils peinent à demi-courbés dans la chaleur des culs-de-sac et des galeries sans air. Là-dessous, les machines dont la MINE est si fière n’ont plus cours. On œuvre à la pioche, on s’éclaire à la lampe à huile, on remplit les wagons à la pelle, on les pousse à bras d’homme…
   La durée de travail ne variera pas avant les années trente. Elle est alors de douze heures par jour, six jours sur sept. La Corse n’est pas la métropole. La loi de 1905 qui limite le travail des mineurs n’y est pas appliquée. Le salaire est maigre et payé pour partie en bons de «coopérative », en fait une épicerie-bazar appartenant à la MINE. Il n’y a pas de petit profit. La plus petite peccadille paie l’amende. Les mises à pied pleuvent, les renvois sont nombreux. Ce n’est pas la main d’œuvre qui manque.

   Interview de Marie-Augustine Riolacci (suite) :
   Elle faisait le trajet à pied chaque jour, de sa maison de Pianellu à la laverie de Matra. La route entre les deux villages n’existait pas. Le trajet prenait plus d’une heure. Ils étaient nombreux à marcher ainsi à la queue-leu-leu, à flanc de vallée, sur l’étroit sentier.
   Elle évoque ses conditions de travail : la discipline de caserne, les exigences et interdits de la hiérarchie, le peu d’argent gagné, des infiltrations d’eau, des effondrements, de la poussière, des toxiques…

   Mairie, MINE, agriculteurs, mineurs... les intérêts divergent, les conflits sont inévitables.

   En 1913, en Irlande, les Irish Volunteers se constituent en milice. C’est le prélude aux Pâques Sanglantes de 1916 et le début d’une guerre qui ne dira jamais son nom.

   En mai 1913, le journal L’Humanité signale une grève à la MINE de Matra. Le litige porte sur les salaires. L’affrontement est bref mais violent. Les meneurs savent ce qui les attend. Ils prennent la tangente. Ils donnent leurs « huit jours », font signer leur livret par le Maire et disparaissent.
Le 3 juillet 1913, le Sous-préfet écrit :

   Lecture :
  « Monsieur le Maire de Matra,
   « Monsieur le Ministre du Travail (…) a été informé qu’une grève (…) s’est produite parmi les mineurs de Matra. L’existence de ce conflit a été signalée par un article du journal L’Humanité en date du 3 mai dernier.
   « Je vous prie de me faire parvenir dans les plus brefs délais possibles les questionnaires concernant cette grève. »

   Quelques jours plus tard, le 22 juillet, le Sous-préfet reprend la plume.

   Lecture :
   « Monsieur le Maire de Matra,
   « (…) Vous m’avez fait connaître qu’il n’y avait pas eu de grève et vous avez donné pour raison que les cinq ouvriers (…) avaient donné leurs huit jours et que la rupture du contrat de travail s’est ainsi produite d’une façon normale.
   « M. le Ministre du Travail me fait connaître qu’il ne peut accepter cette manière de voir. (…) La fin de la grève est la date à laquelle ces ouvriers ont été remplacés à la MINE ou la date à laquelle ils ont eux-mêmes trouvé du travail ailleurs.
   « Je vous prie en conséquence de (...) remplir les deux questionnaires ci-joint et de me les adresser en ayant soin de n’y mentionner que des renseignements exacts. »

   « En ayant soin de n’y mentionner que des renseignements exacts... »
   Les rapports entre la Mairie et l’administration semblent bien détériorés. Le cahier des délibérations municipales nous l’apprend. La faute de la Mairie est d’avoir signé le « livret » des cinq ouvriers. Sans livret ou avec un mauvais livret, un ouvrier ne travaille plus.

   Créé en 1803 au motif de réprimer le vagabondage, le livret traduisait en fait la méfiance policière vis-à-vis des ouvriers et la volonté de les contrôler. Il sera combattu par la Ligue des Droits de l’Homme et finalement aboli en 1890. En métropole, du moins.
   En Corse et pour les étrangers, il est de rigueur jusqu’en 1936.


   LES ETRANGERS...

   Le travail de la MINE est effroyable. Les ouvriers, par définition, sont une population volatile. Nombreux sont ceux qui déclarent forfait après quelques mois, voire après quelques semaines.
   Les ouvriers étrangers, eux, n’ont guère le choix, ou du moins ils ont moins le choix que les Corses. Ils sont nombreux à la MINE.
Ils viennent de partout mais surtout d’Italie.

   En France, à l’époque, la démographie est insuffisante comparée aux immenses besoins de l’industrie. Aussi sollicite-t-on les ouvriers italiens, saisonniers ou permanents.
   En Corse, ils arrivent dès 1878 pour la construction du chemin de fer.
Plus tard, la guerre de 1914 saigne la Corse à blanc. Les hommes manquent. Le vide sera en partie comblé en partie par l’immigration italienne. Ces Italiens de Corse arrivent en famille. Ce sont souvent eux-mêmes des paysans tout juste arrachés à la terre. Ils ne savent ni lire ni écrire, ce qui favorise leur exploitation.
   Cependant, la barrière de la langue n’existe pas et ils s’intègrent très vite...

   Le 1er août 1914, c’est la guerre.
   A Matra, la MINE tourne à plein régime pour l’armée. Mais les hommes manquent et l’administration s’active avec indulgence, économie de guerre oblige.

   Lecture :
   « Le Préfet de Corse à Monsieur le Maire de Matra,
   « J’ai l’honneur de vous accuser réception des questionnaires blanc et jaune concernant la nommée Zanni Marie Rose de nationalité italienne, résidant dans votre commune.
   « Je vous prie de contrôler la nationalité de l’intéressée qui est française en vertu de l’article 8 alinéa 4 du Code Civil, à moins qu’elle n’ait répudié la nationalité française par une déclaration en forme. »

   En 1916, la guerre réclame Andriu Riolacci. Il a dix-huit ans.
   En 1916, la bataille de la Somme succède à la bataille de Verdun. La grande boucherie bat son plein. A Matra, les familles vivent une attente angoissée. Les régiments corses sont en première ligne et leurs soldats ne bénéficient jamais de permissions.


   LA POLLUTION ENCORE ET TOUJOURS...

   En 1916, les travaux dans les galeries rencontrent la canalisation des eaux de fontaines, qui se rompt. C’est la seule source d’eau potable du village. La MINE tarde à faire réparer.
   La Mairie excédée écrit :

   Lecture :
  « Monsieur le Préfet,
   « Je suis véritablement surpris et écœuré de voir la société de la MINE de Matra chicaner lorsqu’il s’agit de réparer la conduite des eaux de fontaine publiques.
   « (…) Le Directeur de la MINE n’avait qu’à se conformer à (votre) arrêté. Au lieu de cela, il chicane, il récrimine, raconte des histoires de bonne d’enfant et cherche, en un mot, à se soustraire à ses obligations sous de vains prétextes. »

   Les relations se sont envenimées... La MINE ne répond plus aux courriers. Ils passent donc par le Sous-préfet, qui les adressent au Préfet, qui à son tour les envoie à la direction de la Mine à Paris.
Le premier adjoint écrit à son Maire :

   Lecture :
   « Cher ami,
   « Je vous communique la note que M. le Sous-préfet m’envoie avec une lettre de M. Maral, dont ci-joint copie.
   « L’un et l’autre s’amusent à faire des phrases et à parler longuement de concorde et d’union, comme si c’était la municipalité qui cherchait des histoires. Il est clair même pour les aveugles que c’est Charli qui a voulu chercher des chicanes dès le début, pendant que nous nous bornions à demander (...) la réparation de la canalisation, et on a l’air de dire que c’est nous qui ne sommes pas conciliants.
   « J’ai eu envie de répondre très sèchement au Sous-préfet...»

   L’existence de la MINE, décidément, semble aller de pair avec la pollution de l’eau. En 1924, soit huit ans après la rupture de la canalisation, le problème reste entier. Le Maire s’adresse alors au Préfet avec des accents accablés. D’un même élan, il plaide la cause des mineurs et celle des agriculteurs.

   Lecture :
   « Monsieur le Préfet,
   « (…) Parmi (les ouvriers, hommes et femmes,) il y en a qui ont des plaies causées par les toxiques, aux mains, au visage et sur certaines parties du corps. Ces ouvriers ne reçoivent aucun soin de l’administration de la MINE et ne sont jamais visités par un médecin. La MINE n’observe pas les règlements d’hygiène et de salubrité. (…)
   « J’ai donc l’honneur de vous demander de prescrire une enquête par l’Inspection départementale des Services d’Hygiène.
   « (…) Les eaux de la rivière polluées depuis 1910 par les résidus arsénieux provenant des galeries et des lavoirs ont empoisonné les jardins (…) Il n’y a plus aucun poisson vivant depuis plusieurs années dans cette rivière où autrefois abondait la truite. (…) »

   Le Préfet, de son côté, semble avoir pris le parti de la Mine...

   Lecture :
   « Monsieur le Maire,
   « (...) Le bisulfure d’arsenic (réalgar) est inodore, insipide et insoluble dans l’eau (grumeaux) ; il n’y a donc pas lieu de modifier les prescriptions de mon arrêté au sujet de ce lavoir ; une fois les particules solides contenues dans l’eau de lavage (du minerai) séparées par décantation, les eaux résiduelles peuvent être impunément être rejetées dans le ruisseau»

   Deux ans plus tard, en 1926, le Maire revient une fois de plus à la charge.

   Lecture :
   « Monsieur le Préfet,
   « J’ai l’honneur de vous informer que la rivière (...) est presque journellement troublée par les terres de minerai d’arsenic de la Mine, (...).
   « (...) il faudrait (donc) :
   « 1. Que (...) la Mine renonce une bonne fois au système abusif et illégal des laveries de minerai rudimentaires, sans bassins de décantation, contre lequel la Mairie n’a cessé de protester depuis 1912.
Et que (la Mine) se décide à construire cette année un lavoir à minerai selon toutes les règles (et) permettant la décantation absolue des eaux résiduaires de la laverie et des galeries.
   « 2. Interdire dans le ravin le dépôt des matériaux, pierres, déblais de minerais.
   « 3. Pour les terres de minerai amassées sur les bords mêmes du cours d’eau, par milliers de tonnes, construire, si leur enlèvement est trop onéreux, un mur de soutènement de hauteur et d’épaisseur suffisantes pour que ces terres (...) ne soient plus emportées (...) par les pluies et les éboulements.
   « 4. Débarrasser le cours d’eau de tout le minerai qui gît dans le ravin depuis la mine jusqu’au hameau de Pietrera.
   « La commune a (...) souffert depuis 1910 des agissements des exploitants (de la Mine). (...) Si la municipalité a toujours été très tolérante (...) c’est parce qu’elle espérait toujours sur les promesses des exploitants de la Mine de faire le nécessaire pour éviter la pollution (...), promesses jamais tenues. »

   Pauvre Maire !... Celui de l’époque s’appelle Alexandre Vincentelli. Il ne sait pas encore que la question de l’eau potable va rebondir tragiquement.
   A partir d’avril 1929, la fièvre typhoïde s’installe au village. La situation sanitaire est catastrophique. Les médecins puis l’inspecteur départemental de l’hygiène attribuent l’épidémie aux eaux polluées de la fontaine publique.
Francesca Giordani, cinquante ans, un mari, une vieille mère et six enfants, décède après des jours et des jours de souffrance.

   En 1931, deux ans plus tard, la MINE discute toujours des dégâts causés à la canalisation... en 1916.

   Lecture :
   « Monsieur le Maire,
   « J’ai bien reçu votre lettre-notification concernant la fontaine de Matra.
   « Il ne m’est pas possible d’admettre (vos) conclusions, sans qu’une expertise ait défini exactement les responsabilités engagées. En effet, il arrive fréquemment que les nappes aquifiées voient leur débit modifié par des mouvements de terrain ne tenant pas à la présence de galeries de mines. Quant aux (...) inconvénients extrêmement graves dont il est parlé dans cette note, il convient non seulement d’en imputer la responsabilité mais d’en préciser la nature.
   « En un mot, avant de remettre les lieux en l’état primitif, (…) il convient d’établir dans quelles limites la responsabilité de la MINE se trouve engagée.»

   Au fil des pages du DOSSIER, la MINE joue l’ignorance, plaide l’accident, tour à tour nie ou minimise les dégâts. Souvent, elle omet de répondre aux courriers. Parfois, elle affiche son mépris. Le Préfet fait tampon. Il n’y a aucun risque, les dirigeants parisiens ne l’ignorent pas. 

   Interview de Toussaint Baldi :
   Il se présente. Il a été longtemps adjoint au Maire de Matra.
   Son père et son oncle ont travaillé à la MINE. Il se passionne depuis toujours pour l’histoire du village. Il nous fait visiter les différents lieux contaminés, dont la prairie et les jardins potagers en contrebas de la MINE. Dans les jardins, il commente ce qui y pousse et surtout ce qui n’y pousse plus. Les haricots, par exemple, ne veulent rien savoir. Ils montent de dix centimètres puis s’étiolent.
   Il nous raconte sa mine.

   A Matra, les Maires se succèdent et se ressemblent. Ils sont désormais bien installés dans leur rôle de défenseur des démunis. Qui d’autre, d’ailleurs ?... Le village est loin de tout, du centre des décisions comme de celui des secours. Il faut sept heures pour venir à dos de mulet d’Aléria, dans la plaine.
   Les Maires de Matra ont pour point commun d’avoir l’injustice en horreur. Nous rendons hommage ici à leur générosité et à leur combativité.


   LA ROUTE ET LE CABLE...

   En 1918, l’armistice à peine signé, Andriu Riolacci revient chez lui et retrouve la jolie Rose. Ils sont amoureux et impatients. Ils seront mariés avant la fin de l’année.
   En 1918, Matra compte ses morts. Ils sont nombreux. La MINE, elle, a perdu son principal client. Il n’y aura plus jamais autant d’hommes ni autant d’activité à Matra. Mais la guerre achevée traîne son lot de contentieux. La route et le câble font problème.

   La route, dès l’origine de la MINE. Chemin muletier, puis chemin routier, puis route, elle se transforme sans cesser de subir les dégradations de la MINE… qui ne veut pas payer.
   Quant au « câble », il s’agit en fait d’un téléphérique transportant les sacs de minerai par-dessus la vallée. Les agriculteurs en ont accepté le passage en 1915. La guerre faisait rage et ce sont des patriotes. Le câble est source de nuisances, les sacs se renversent ?... Qu’importe. D’abord il faut vaincre. Leurs fils, leurs frères sont au front. Ils remettent à la victoire une éventuelle indemnisation. Ils ont tort.
   Les deux affaires vont traîner jusqu’en 1937.

   En 1920, un mineur tchèque dont le village n’a pas retenu le nom, est emporté par une crue inopinée de la rivière. On ne retrouve son corps une semaine plus tard, très en aval. C’est la seconde mais non la dernière victime de la MINE.
   En 1921, à Pianellu, naît Marie-Augustine Riolacci. C’est un bébé sain et braillard et le troisième enfant de Rosa et Andrieu Riolacci.


   LA PENSION DE NICOLAS ANDRIOLI...

   En 1924, Benito Mussolini vient de remporter les élections législatives. Il fait assassiner Giorgio Matteotti, député et tout nouveau secrétaire du Parti socialiste italien.

   En 1924, à Matra, l’ouvrier mineur Nicolas Andrioli dépose sa demande de pension. Deux ans plus tard, en 1926, il s’arrête de travailler. Il a soixante-neuf ans. Pour bénéficier de la pension de retraite dite « proportionnelle » des mineurs, il faut avoir travaillé 3960 jours. Nicolas est tranquille. Il a travaillé et accessoirement cotisé 4057 jours.
   Hélas, Nicolas fut un peu rebelle et la Caisse calcule comme ça l’arrange. Elle ne veut prendre en compte ni les jours passés dans les mines d’Erbajolo, Nocetta et San Quilico « non concessionnaires », ni les jours effectués à la MINE de Matra avant le décret de concession de 1912, ni les jours travaillés après soixante ans.
   Nicolas et la Mairie discutent quatre ans durant.

   Lecture :
   « Monsieur le Directeur de la Caisse Autonome de Retraites,
   « Vous me faites connaître que ma demande de retraite proportionnelle a été rejetée.
   « J’ai l’honneur de vous demander la reconnaissance de mes services. Ci-joint un relevé de mes services qui arrivent à 4057 jours, que j’affirme être exact, et que je vous prie de vouloir bien contrôler.
   « Je suis prêt à payer les retenues pour le nombre de jours que j’ai passé aux Mines de San Quilico mais j’affirme que je compte même ainsi plus de 3960 jours de services (...) et que j’ai droit à une retraite proportionnelle. »

   Lecture :
   « A Monsieur Andreoli Nicolas,
   « (...) Il n’est pas possible de revenir sur la décision de rejet prise à l’égard de votre demande de pension.
   « En effet, contrairement aux indications du relevé de services que vous avez annexé à (votre) lettre, ce n’est pas 3030 jours de travail que vous avez accomplis aux Mines de Matra de septembre 1914 à janvier 1926, mais seulement 2477. Ce dernier chiffre n’est pas contestable car il résulte des documents que possède l’exploitant des mines dont il s’agit. »

   L’affaire remonte à l’Assemblée Nationale.

   Lecture :
   « Cher Monsieur le Maire,
   « Je suis convaincu que mon projet va venir incessamment en discussion et j’espère qu’il sera enfin tenu compte aux vieux mineurs de leur travail dans les mines non concessionnaires, moyennant versement des retenues non opérées, et qu’à défaut on les autorisera à faire après soixante ans les quelques jours complémentaires qui sont nécessaires pour que le total de 3960 jours soit atteint.
   « F. de Ramel, Député. »

   En dernier recours, en 1928, Nicolas Andrioli s’est fait humble. Il a demandé à effectuer les mois manquants. Ce que la MINE lui a refusé au motif qu’il a passé l’âge...


   CESSATION PUIS REPRISE D’ACTIVITE...

   En 1932, la politique de collectivisation stalinienne détruit l’Ukraine agricole. La famine va tuer au moins cinq millions de personnes.
   En 1932, Salazar impose le parti unique au Portugal.
   En 1932, l’Allemagne est au bord de la guerre civile et le parti nazi au faîte de sa popularité.

   En 1932, l’exploitation de la MINE cesse soudainement.
   Les ouvriers sont licenciés. D’un coup, l’argent manque. Les cafés, les épiceries sont déserts. Les mineurs désœuvrés traînent sur la place du village où ils entretiennent des querelles de néant. Matra se vide. Ceux qui peuvent quittent le village pour prendre un nouveau départ. Ils manquent, on les regrette. Le village agricole et pastoral a fini par accepter le village minier. Vingt ans de voisinage ont produit des amitiés solides et quelques mariages.
   Le filon principal, le plus immédiatement rentable, est épuisé. Pour exploiter les autres veines, moins riches ou moins accessibles, il faut des machines, donc une nouvelle injection de capitaux. La direction parisienne de la MINE pense y parvenir en quelques mois. C’est compter sans les retombées de la crise économique de 1929.

   Sur place, à Matra, restent le directeur et onze hommes « de confiance», affectés à l’entretien des galeries et au gardiennage.
   Le 3 octobre 1932, une affiche est apposée par le Directeur.

   Lecture :
   « Avis aux créanciers de la MINE,
   « L’administration se trouvant pour quelques temps encore dans l’impossibilité de rémunérer en espèces les salaires dus, mais disposant de nombreuses marchandises (habillement, alimentation courante), les écoulerait avec perte, uniquement pour solder en tout ou partie les comptes en suspens.
   « Les personnes qui désireraient acheter ces marchandises pour récupérer immédiatement une partie de leur dû sont priées d’en faire part à M. Simon qui en prendra note afin de transmettre d’urgence à Paris la demande collective.
   « La Société étant dans une période de réorganisation qui peut exiger un long temps, les ouvriers, surtout ceux dans le besoin, ont intérêt à tenir compte de la proposition de M. (le) Directeur. »

   L’offre sème la panique. Le 7 octobre 1932, les ouvriers pétitionnent pour tenter de faire valoir leur créance.

   Lecture :
   « Monsieur le Ministre,
   « (…) La société (n’a) pas payé entièrement les journées de travail que (les ouvriers) ont fournies. A certains il est dû des sommes importantes.
   « (…) Or, cette société vient d’être mise en liquidation judiciaire (et) l’assemblée des créanciers pour la vérification et l’affirmation des créances a été fixée au 12 octobre prochain. Aucun ouvrier n’a été avisé de cette mesure, ils n’ont été informés (qu’indirectement) de la tenue de cette assemblée. (…)
   « Ils sont tous dans l’impossibilité matérielle, vu l’éloignement et d’autres circonstances, de se faire représenter à cette assemblée (dont) ils demandent le renvoi ou l’ajournement.
   « Ils vous supplient, Monsieur le Ministre, de bien vouloir intervenir en leur faveur. (…) Le chômage sévit ici, beaucoup ont de nombreux enfants à leur charge. Il serait injuste et criminel de les frustrer de leur dû et de ne pas leur payer les journées de travail qu’ils ont fournies. »

   Trop tard. La liquidation judiciaire est prononcée. Les onze ouvriers ne sont pas représentés à l’assemblée des créanciers.
Ils reprendront le travail en 1936 mais L’histoire ne dit pas s’ils ont été payés.
   « Les ouvriers, on ne leur dit rien et ils n’ont rien à dire, » tel est l’axiome patronal de l’époque.

   En 1935, l’Italie envahit l’Ethiopie.
   En 1935, la MINE reprend une activité réduite.
   Les capitaux sont là, finalement, et les machines. Une nouvelle usine de traitement du minerai est installée. La nouvelle laverie est conforme, jure la MINE. C’est à voir, répond le Maire méfiant. Cinquante ouvriers sont embauchés la première année, autant l’année suivante. Ce sont presque tous des « revenants ». Le village leur fait la fête.
   En 1936, l’Espagne bascule dans la guerre civile.

   En 1937, à Pianellu, Marie-Augustine Riolacci a seize ans. Elle rejoint la laverie de la MINE. Elle n’est pas plutôt embauchée qu’une grève éclate.
   L’air du temps avec un an de retard ?...


   LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE...

   En 1939, comme bien on sait, l’armée française regarde l’avenir dans son rétroviseur. Elle reconstitue ses stocks de gaz de combat. A la MINE, on embauche à tour de bras. Le nombre d’ouvriers passe de cent à cent cinquante.
   L’un d’eux meurt tragiquement.

   Interview de Toussaint Baldi (suite) :
   Il nous emmène sur les lieux du drame, qu’il mime pour nous.
   Son oncle Pierre travaille en surface. Il pousse un wagon chargé de minerai. Un clapet doit refermer automatiquement la trappe du puits à son passage. Ce jour-là, pour une raison inconnue, le clapet ne fonctionne pas. L’homme tombe de trente mètres de haut. Il laisse une veuve et neuf enfants.
Les temps ont changé, cependant. Sa famille est indemnisée.

   La déclaration de guerre jette les étrangers du village dans l’affolement.
   La Mairie se montre compréhensive. Dans les années trente, l’immigration n’est plus seulement une fuite devant la misère, elle est aussi, souvent, une fuite devant la tyrannie.

   Lecture :
   « Dénombrement des étrangers affiché le 27 août jusqu’au 11 septembre 1939.
   « Storaï Salvatore, nationalité italienne, mineur, né le 29 novembre 1894 à Vergnio, demande à bénéficier du droit d’asile, déclare faire le service sous le drapeau français en cas de guerre, déclare continuer à séjourner dans la localité,
   « Kilko Nicolas, nationalité russe, mécanicien, né le 18 avril 1901 à Drorsk (...), bénéficie du droit d’asile, déclare continuer à séjourner dans la localité,
   « Maritch Mato, nationalité yougoslave, mineur, né le 5 mars 1901 à Givolo (...), demande à bénéficier du droit d’asile (...)
   « Wenzel Ludovig, de nationalité allemande, mineur, né le 7 avril 1900 à Düsseldorf (...), demande à bénéficier du droit d’asile (...) »

   Interview de Toussaint Baldi (suite) :
   Il nous raconte un incident cocasse.
   A la déclaration de guerre, le Directeur craignait pour sa Mercédès. Il décida de la cacher. Il mobilisa une dizaine d’ouvriers, qui la hissèrent à grands efforts par le chemin caillouteux qui menait à la MINE. A la Libération, la MINE devant fermer, les ouvriers n’avaient plus les mêmes raisons de se montrer dociles. La Mercedes resta où elle était.

   A près la débâcle, la MINE tourne au ralenti. En quelques années, l’arsenic est remplacé dans la plupart de ses applications par des composants de synthèse.
   A la Libération, en 1943 pour la Corse, seuls les Italiens vivent encore à la Mine. Marie-Augustine y travaille jusqu’au début 1940 puis épouse Charles Maurizi.
   En 1946, la MINE met la clef sous la porte, tout simplement.


   AUJOURD’HUI...

   Aujourd’hui, le village de Matra compte 80 électeurs et 35 habitants, dont 4 actifs. C’est un village comme il y en a tant.
   D’une façon ou d’une autre, la mine a façonné les vies.
   Aujourd’hui, les descendants des étrangers sont nos voisins et ils sont Corses. Dans les jardins près de la mine, les haricots se refusent à pousser. L’eau de la fontaine n’est pas conforme aux normes européennes. Nous la buvons quand même. Elle a un goût d’oxygène.

   Je sais pourquoi les gens ne parlent pas de la mine. Parce qu’ils sont pudiques. Parce que c’étaient des temps malheureux et qu’il vaut mieux oublier.

   Les vraies questions sont autres et très actuelles :
   Qui est responsable de la pollution ? Qui va réparer ?
   Le site de la mine sera-t-il rasé, comme on nous le prédit ?
   Repartons-nous en arrière ? Nos enfants connaîtront-ils l’insécurité et la pauvreté par le travail, la brutalité des rapports sociaux ?
   Serons-nous assez forts, assez lucides, pour influer sur ce monde qui change sous nos yeux ?